Ma lecture de "Les identités meurtrières"- EDUARDO SAN MARTÍN
Une vie d'écriture m'a appris à me méfier des mots. Ceux qui paraissent les plus limpides sont souvent les plus traîtres. L'un de ces faux amis est justement "identité". Nous croyons tous savoir ce que ce mot veut dire, et nous continuons à lui faire confiance même quand, insidieusement, il se met à dire le contraire.
Loin de moi l'idée de redéfinir encore et encore la notion d'identité. C'est la question primordiale de la philosophie depuis le "Connais-toi toi-même" de Socrate, et jusqu'à Freud, en passant par tant d'autres maîtres; pour s'y attaquer à noveau de nos jours, il faudrait bien plus de compétence que je n'en ai, et bien plus de témérité. La tâche que je m'assigne est infiniment plus modeste: essayer de comprendre pourquoi tant de personnes commettent aujourd'hui des crimes au nom de leur identité religieuse, ethnique, nationale ou autre. En a-t-il été ainsi depuis l'aube des temps, ou bien y a-t-il des réalités spécifiques à notre époque? Mes propos paraîtront quelquefois par trop élémentaires. C'est que je voudrais conduire ma réflexion le plus sereinement, le plus patiemment, le plus loyalement possible, sans recourir à aucune espèce de jargon ni à aucun raccourci trompeur.
Sur ce qu'il est convenu d'appeler "une pièce d'identité", on trouve nom, prénom, date et lieu de naissance, photo, énumeration de certains traits physiques, signature, parfois aussi l'empreinte digitale - toute une panoplie d'indices pour démontrer, sans confusion possible, que le porteur de ce document est Untel, et qu'il n'existe pas, parmi les milliards d'autres humains, une seule personne avec laquelle on puisse le confondre, fût-ce son sosie ou son frère jumeau.
Mon identité, c'est ce qui fait que je ne suis identique à aucune autre personne. Défini ainsi, le mot identité est une notion relativement précise et qui ne devrait pas prêter à confusion. A-t-on vraiment besoin de longues démonstrations pour établir qu'il n'existe pas et ne peux exister deux êtres identiques? Même si, demain on parvenait, comme on le redoute, à "cloner" des humains, ces clones eux-mêmes ne seraient identiques, à l'extrême rigueur, qu'à l'instant de leur "naissance"; dès leurs premiers pas dans la vie, ils deviendraient différents.
L'identité de chaque personne est constituée d'une foule d'éléments qui ne se limitent évidemment pas à ceux qui figurent sur les registres officiels. Il y a, bien sût, pour la gramde majorité des gens, l'appartenance à une tradition religieuse; à une nationalité, parfois deux; à un groupe ethnique ou linguistique; à une famille plus ou moins élargie; à une profession; à une institution; à un certain milieu social... Mais la liste est bien plus longue encore, virtuellement illimitée: on peut ressentir une appartenance plus ou moins forte à une province, à un village, à un quartier, à un clan, à une équipe sportive ou professionnelle, à une bande d'amis, à un syndicat, à une entreprise, à un parti, à une association, à une paroisse, à une communauté de personnes ayant les mêmes passions, les mêmes préférences sexuelles, les mêmes handicaps physiques, ou qui sont confrontées aux mêmes nuisances.